Le Rêve d'une Ombre

 La vie n'est que le rêve d'une ombre : je l'ai senti de nouveau ce soir avec intensité. Je ne m'aperçois moi-même que comme une apparence fugitive, comme l'impalpable arc-en-ciel qui flotte un instant sur la bruine, dans cette formidable cascade de l'être qui tombe sans relâche dans l'abîme des jours.

Henri-Frédéric Amiel : Journal Intime, le 29 août 1872.

Mardi dernier, alors que je rentrais de mon travail au lycée Jacques de Vaucanson où j'enseigne l'anglais, j'ai traversé le Pont Wilson sur la Loire, descendu du tramway à la Place Anatole France, puis marché vers mon domicile au 12 Rue de Constantine. C'est à ce moment-là que j'ai remarqué une voiture garée de l'autre côté de la rue, avec une personne qui me fixait. En cherchant mes clés dans mes poches, un tremblement involontaire m'a envahi en réalisant que la fille dans la voiture n'était autre que Valentine.
     Nous nous sommes fixés intensément du regard pendant une minute. Elle avait l'air préoccupée, puis elle a détourné les yeux. J'avais du mal à respirer. Cela faisait déjà plusieurs mois que nous ne nous étions pas parlés. Nous avions eu une dispute à cause de son copain, que je n'apprécie pas, car je pense qu'il a une mauvaise influence sur elle. Elle s'était donc mise en colère et avait déménagé. Avant que je n'entre dans la maison, elle m'a lancé un dernier regard, comme si elle voulait dire : « Adieu papa ». Ensuite, elle a démarré sa voiture et est partie.
     Bouleversé par ce que je venais de vivre, j’ai quand même fini par ouvrir la porte, et je suis entré dans la maison. Dès que j'ai franchi le seuil, j'ai remarqué Gabriel, mon fils qui regardait la télévision. À l’instant où il a perçu ma présence, il m’a appelé : « Viens papa, je veux te montrer quelque chose ». Je lui ai répondu : « Attends un moment, je dois d’abord parler avec ta mère ».
     Ma femme et moi avons quitté le salon pour nous rendre dans la cuisine afin que Gabriel n'entende pas notre conversation. Nous nous sommes installés autour de la table à manger. Une profonde tristesse me serrait la gorge, mais j’ai fini par lui poser la question: « Donc, c’est vrai? ». « Oui » m’a-t-elle répondu. Et avec un mépris évident elle a ajouté : « Elle s’est mariée avec ce type-là ». À cet instant, une vague d'angoisse m'a submergé et j'ai commencé à pleurer.

Tout à coup, mes larmes m'ont réveillé et je me suis interrogé sur le sens de ce rêve. Pourquoi Valentine, vivant à des milliers de kilomètres de moi, avait-elle pénétré mon intimité? Je me mis alors à réfléchir et j'en ai conclu que le passé, très présent dans mon rêve, avait pour but sûrement de me délivrer un message. Gabriel, étant un garçon, symbolisait une époque révolue aujourd'hui. Quant à Valentine, cette fille que je n'ai jamais pu avoir, semblait vouloir me faire comprendre que le temps s’écoule très vite et qu'il est essentiel de se débarrasser de certains espoirs.  
     Mais pourquoi cette jeune fille avait-elle l'air si mélancolique ? Quel message voulait-elle me communiquer ? Était-ce l'impossibilité de la comprendre, de saisir le sens de la vie? Peut-être que ce rêve était également un présage du futur, un oracle dissimulé qui me faisait entrevoir que, malgré toutes les épreuves du temps qui s'échappe, et de la distance qui nous sépare, un espoir était encore possible; et que Valentine (la jeunesse, l’avenir), dans cette voiture symbolisant l’évasion, me transmettait un message codé qui voulait dire : « Ne m'abandonne pas, quoiqu'il arrive et malgré les défis que tu auras à surmonter».   
      Ce rêve, aussi mystérieux qu'il soit et qui me laisse perplexe, me rappelle que les rêves peuvent parfois guider nos vies. Que ce soit des rêves récurrents ou simplement des instants d'évasion, de joie ou de tristesse, ils ont leur importance. Mes paupières s'alourdissent à nouveau, la fatigue m'envahit et je pense que, s'il se reproduit, il finira, au fil du temps, par révéler progressivement tous ses secrets.


©William Almonte Jiménez, 2017
©M.E.C, 2017